SummerCamp 2022 : Éthique des designers et techno-animisme

 
 
 

Le 14 septembre dernier, s’est tenu à Strate notre 3ème Summercamp Robotics By Design Lab 2022 ; L’occasion de « fêter » les 3 ans de collaboration avec les partenaires académiques et les entreprises et de faire le point sur les travaux de nos doctorants. Cette séance nous a également permis de poursuivre les réflexions sur le thème de l’année : éthique par le design avec plusieurs concepts clé initiés en février lors de l’événement annuel (viabilité, durabilité, écologie, questionnements éthiques).

Des interventions inspirantes

Après un petit état des lieux des évènements du labo depuis notre dernier Summercamp par Ioana (notre chère directrice de la recherche et du lab !), Karl Pineau (Enseignant chercheur en sciences de l’information et de la communication) à l’école de Design de Nantes) l’un des fondateurs de l’Association des Designers éthiques et notre 1e intervenant nous a présenté une enquête lancée par l’association auprès de sa communauté sur les pratiques critiques et autocritiques des professionnels du numérique et plus particulièrement, le cas des designers du numérique.

Karl Pineau

Karl a commencé par remettre en contexte le lancement de cette enquête. En effet, l’association Designers éthique (créée en 2016 par des étudiants en master) s’adresse à des professionnels de la conception numérique. Si au départ, il s’agissait surtout de comprendre les enjeux de la responsabilité en regard de ceux du design intentionnel, ceux-ci ont beaucoup évolués en prenant en compte d’autres sujets comme l’éco-conception, le design systémique, … Les rencontres Ethics by design (cycle de conférences organisé par l’association tous les 2 ans) qui visaient déjà à traiter des responsabilités et des enjeux du numérique en 2019 vont cette année aborder ses côtés démocratiques et environnementaux via le design ou pour le dire plus simplement : comment concevoir dans un monde fini. A noter que cette année, ces rencontres auront lieu en novembre, en partie à Strate – École de Design !

Pour rebondir sur l’intervention de Paul Laborde en mars dernier qui nous expliquait déjà les difficultés de définir l’éthique, Karl a montré que même dans le cadre plus précis du design numérique, sa définition change souvent. L’association la définit comme moyen de « suivre le chemin qui permettra de trouver une approche morale », de développer des actes de design qui ne posent pas de problème ou qui réparent les tords qu’il pourrait potentiellement causer. Cela dit, le mot éthique est plutôt un agrégat qui permet de rassembler tous les enjeux, les différents problèmes qu’on ne réussit pas à qualifier d’un seul bloc dans le monde du design et du numérique. Privacy, accessibilité, éco-conception … autant de sujets qui composent « l’éthique » et qui en font l’actualité pendant quelques mois avant d’évoluer (comme l’exemple de la phase autour de l’attention initiée par Tristan Harris …). En bref, il existerait une sorte « d’effet de mode » dans ce qui s’inscrit dans les sujets qui concernent cette veine éthique (aujourd’hui sujets environnementaux par exemple) !

Dans ce cadre, il est important (et compliqué !) de comprendre comment se construisent les parcours critiques des designers - plus particulièrement ceux des designers du numérique. Le positionnement de l’association Designers éthiques dans l’avenir vis-à-vis des attentes de ces designers devient aussi un enjeu important. D’ailleurs, ce cadre pose un problème « éthique » ? en lui-même : il influence les personnes qui gravitent autour de l’association et on éprouve une vraie difficulté à distinguer ce que ces personnes construisent par elles-mêmes et ce qu’elles reçoivent de l’association.

L’enquête s’est particulièrement intéressée aux membres amis de Designers éthiques (ceux qui sont présents sur les espaces de l’association, qui consultent ce qui y est produit et viennent aux événements ; bref, les membres engagés) et à l’audience (un panel beaucoup plus large de membres qui englobe la communauté LinkedIn mais également ceux qui suivent l’association et s’intéressent aux sujets traités mais sans forcément interagir). L’idée étant de comprendre dans un premier temps ce qui motivait ces membres à suivre les activités de l’association puis de voir si cela leur permettait de développer une autocritique de leur pratique et si c’était le cas, laquelle.

Les résultats de l’enquête ont montré que tous les designers interrogés sont convaincus que le design est une bonne chose pour l’humanité. En revanche quand il est plus particulièrement question du numérique, le panel des réponses est beaucoup plus flou. Si de nombreux designers numériques font un retour critique sur leur pratique (ils pensent souvent que le numérique est néfaste et quittent ce domaine), il existe un écart entre le regard qu’ils ont du numérique et celui qu’ils ont de leur métier - qu’ils considèrent ne pas pouvoir exercer pleinement mais qu’ils ne critiquent jamais en tant que tel.

Au-delà de ces premiers résultats, comprendre la notion de parcours dans les différentes réponses analysées n’est pas chose aisée : il est quasi impossible de voir s’il existe un moment de basculement vers la critique dans le parcours du designer. Mais si la critique que le designer exerce à l’encontre de sa pratique professionnelle existe, son émergence ne semble pas soumise à des critères précis (plutôt expérience personnelle comme le fait d’avoir un enfant par exemple). Le désenchantement du design numérique ressort par ailleurs de manière systématique dans les entretiens menés. Les designers du numérique veulent sortir d’une logique productiviste de leur métier tout en restant confiants sur le pouvoir de leur discipline. Ainsi, un nombre non négligeable de designers d’interface par exemple « fantasment le service public » car ils veulent avant tout faire du design pour avoir un vrai pouvoir d’agir sur le quotidien des gens. Ceci nous ramène à la question des valeurs (thème cher à la formation en design, qu’elle vienne de la pédagogie, des étudiants ou encore des sujets abordés).

Est-ce que le rôle du designer est de répondre ou de se positionner par rapport à des valeurs ? ce qui renvoie alors à la question de la responsabilité du designer face aux sujets qu’il traite et au cadre dans lequel il travaille. D’ailleurs, les designers travaillant dans le service public expriment souvent être en accord avec leurs valeurs (intérêt général, le fait de travailler pour le plus grand nombre …). Par ailleurs, même s’il se considère expert de la méthode, le designer ne se voit pas comme un expert du domaine dans lequel il l’applique. Pour le dire autrement le designer pense que la méthode peut s’appliquer à tous les domaines quelle que soit leur spécificité et que le résultat sera forcément positif. Si ce n’est pas le cas c’est souvent le contexte dans lequel il l’exerce qui est remis en question (pas en accord avec ses valeurs).  

Ainsi, on se retrouve devant une forme de politisation du design par l’expert. Les designers sont finalement peu nombreux à s’engager de manière réelle en politique. C’est en étant expert du vouloir des utilisateurs, que le designer pense pouvoir influencer les politiques publiques pour lesquelles il travaille - Volonté d'expertise de la méthode et politisation par l'expertise sont donc de mise comme nous l’explique Karl. En outre, travailler dans le secteur public signifie avoir plus de moyens (DINUM par exemple -> on me laisse le temps de faire ma recherche utilisateurs jusqu’au bout), moins de pression de résultats et de temps que dans le privé. Et quitter le privé pour passer au public est une forme de militantisme qui ne s'affiche pas (entrisme). Ainsi, les designers pratiquent des formes soit d’entrisme (en entreprise – car vont utiliser le langage de l’entreprise, s’adapter pour faire passer leur volonté d’une approche responsable) soit de soft-power (service publique car vont pousser certaines pratiques de design). Ils s’adaptent à l'entreprise dans laquelle il travaille (adopte le langage, …), convaincus que l'expertise technique du métier va rendre possible des actions de militantisme politique plus traditionnel sans aller vers des modes d’expression plus traditionnels.

Se pose également la question des collectifs et communautés : aucune des personnes rencontrées ne se trouve isolée et le cas échéant le fait de se sentir seul·e·s et en désaccord avec les valeurs morales de la structure leur fait quitter l’entreprise. Le parcours critique est alors justifié par la présence d’au moins une autre personne qui est en accord avec elle. Concernant la question de l’autocritique du designer, l’enquête a montré que si le ou la designer a un réel intérêt pour les discriminations qui touchent les utilisateurs pour lesquels il ou elle travaille (place des femmes dans les organisations par exemple), il ou elle ne les subit pas. Pour conclure, le designer se place toujours comme quelqu’un qui a un pouvoir d’agir sur les autres et se montre responsable de ce pouvoir d’agir sans forcément se poser de questions sur sa place dans l'entreprise.

Cette enquête a apporté de réelles pistes de réflexion à la communauté présente dans la salle (designers ou non). Des parallèles ont pu être faits, en particulier avec le monde médical (le design peut-il être perçu comme geste de soin ? mais aussi comme manipulation ?). Dans le service médical, les cadres déontologiques sont forts et comprennent des points de repère sacrés qui n’existent pas dans le design. Faut-il se poser la question du cadre déontologique en design ? De plus, l’enquête était destinée au designer mais qu’en est-il du design comme discipline ? Est-ce que faire le choix de « faire autre chose » à côté du projet de commande (réduire son temps de travail pour un engagement associatif, avoir plus de temps personnel ou pour ses enfants, cultiver son potager,…) est-il aussi du design ? Ainsi au-delà du design numérique, les réflexions autour de l’éthique et de la responsabilité font émerger des problématiques au cœur du métier et de la discipline design : le mélange du fond et de la forme (cadre et temps de travail par exemple, …) au regard des missions qu’on exerce. Se pose alors la question des projets qu’on ne cautionne pas : en tant que discipline « politique » le design doit-il retrouver sa capacité à choisir ce sur quoi on travaille ? Comment appréhender cette apparente opposition entre militantisme de carrière et carrière militante pour les designers ?


Fanny Parise

Fanny Parise (docteure en socio-anthropologie, également en charge des SHS à Strate Lyon) proposait dans son intervention de s’interroger sur la place de la culture et du numérique et sur l’impact de cette créativité technologique qui inonde notre quotidien sur nos manières d’habiter le monde. Elle fait une démonstration comment les SHS, particulièrement l’anthropologie, grâce au décentrement de la pensée, nous conduisent à des pistes de réflexion pour percevoir la réalité différemment, notamment en contexte d’innovation.

En effet, les anthropologues s’intéressent aux histoires qui peuplent notre quotidien et qui vont avoir une incidence sur nos manières de percevoir le monde, de se réapproprier nos routines quotidiennes, les objets à mobiliser, pour analyser comment on va (veut ?) faire société. Un questionnement important dans le cadre de nos réflexions sur la robotique depuis le lancement de RbD Lab (et même avant !) ; il s’agissait en effet de comprendre comment nous souhaitons vivre à court, moyen et long terme avec les technologies émergentes.

Comme nous l’a montré Fanny, les histoires de robots qui se sont multipliées ses dernières années sont des contes modernes, des images sociales qui ont une incidence sur notre manière de percevoir le monde. Que ce soit le 1e suicide robotique (2017), le robot citoyen qui possède un passeport, ou encore le robot programmé pour être violé en passant par le 1e bot doté d’une conscience, toutes ces Histoires nous obligent à nous projeter dans un nouveau rapport au non-humain et à nous questionner sur notre condition d’être humain vis-à-vis de la technologie (souvent sur des questions d’éthique et de responsabilité d’ailleurs).

Ces histoires sont des mythes, des contes merveilleux, des légendes urbaines qui permettent de caractériser un moment de société et de faire le lien entre ce qui va être développé d’un point de vue technologique, ce que les individus en font (c’est-à-dire les usages) et la projection qu’il vont avoir là-dessus. Dans ce cadre, l’anthropologie permet d’appréhender plusieurs échelles d’observation, mobilise des outils pour mettre en tension les contraintes liées à un style de vie, à une vie quotidienne et apporte ainsi des hypothèses sur les choix matériels et sociaux qui vont être faits par rapport à des imaginaires collectifs. Cela passe aussi par la rationalisation des croyances à travers différentes notions - anthropomorphisme, vallée de l’étrange, pensée magique, mais aussi animisme industriel –qui sont ainsi réinvesties avec la démocratisation des objets intelligents. Ceux-ci requestionnent nos modes d’interaction humains/non-humains et notre rôle dans la société.  

Dans ce sens, une résurgence de l’animisme (en contexte technologique) a été observée comme nouvelle manière de donner du sens au quotidien en renouant avec des formes de pensées attribuées à d’autres sociétés ou époques. Les objets intelligents et les datas de plus en plus présents apportent de nouvelles manières de croire et de montrer sa “spiritualité” face au monde (le dataïsme par exemple). Certains usages de la technologie permettent aussi de faire évoluer les rituels de foi et de les inscrire dans un collectif en phase avec l'ère du temps.

Ainsi, tout l’enjeu de la démarche anthropologique est d’arriver à rationnaliser et à rendre simple des interaction complexes qui vont amener à faire interagir différentes échelles liées aux émotions, à l’individu, au non-humain… Un des moyens mis en place, est de partir du terrain et des interactions avec l’univers matériel des individus pour comprendre à la fois de manière factuelle l’interaction humain/objet mais également dans le cadre de l’ensemble de ses routines quotidiennes, quand la technologie est-elle mobilisée, pour quel bénéfice et quels seront les choix faits en termes de d’objets technologiques ? À travers des exemples concrets de projets, Fanny a montré comment la démarche devient un outil pour décomposer et déconstruire toutes les informations et permet de positionner le regard au bon endroit !

Cela étant dit, on peut aussi se poser la question de cette démarche anthropologique dans un but « commercial ». Si Karl a montré que l’idée de design éthique utopique a été au cœur des débats au moment de la constitution de l’association - la recherche académique considérant souvent que le design est une pratique neutre et que si on évoque un design éthique ça serait déclarer qu’il existe une pratique non éthique - n’est-ce pas également une question à poser aux SHS en général et plus particulièrement à l’anthropologie ? Si la démarche est intéressante dans sa manière de décortiquer l’Humain, sait-on à quoi les résultats serviront in fine pour les entreprises concernées ? Si on est en droit de se poser la question de la responsabilité du designer, peut-on également se poser la question de la responsabilité de l’anthropologue dans ce genre de projet ?

Fanny a terminé son intervention en présentant un jeu de cartes qu’elle a développé comme un outil pour se projeter dans le futur et donner des pistes à penser des futurs souhaitables ou désirables : 10 mondes (anthropologiquement viables) plus ou moins angoissants (allant d’une vision de monde techno-solutionniste aux monde basés sur la décroissance et le low-tech). Ce jeu de cartes permet de cocréer de manière contrainte et cadrée pour s’inscrire dans des imaginaires spécifiques, chaque monde imaginaire étant construit selon le même protocole : une recherche de terrain anthropologique spécifique et une revue de littérature existante en SHS, en se basant toujours sur des invariants anthropologiques (manière de penser présents partout). Ces cartes font le lien avec des tendances que l’on observe à la fois dans les pratiques des individus mais aussi dans leurs représentations (à travers les récits collectifs diffusés par la fiction, les imaginaires publicitaires et par les peurs d’une époque).  

Ainsi, Fanny nous a montré comment les SHS permettent d’activer une clé de lecture plus émotionnelle, un décentrement par l’après pour pouvoir voir différemment le présent, comme une sorte de pratique réflexive, fondamentale pour les métiers de la conception.

Faire ensemble

Stratégies pour une sobriété numérique : atelier de réflexion

La journée s’est poursuivie par un atelier autour de deux questions posées par nos intervenants. La première concernait le phénomène de désenchantement du numérique et la seconde questionnait la compatibilité de l'animisme technologique avec les enjeux de sobriété numérique. Bien que les questions étaient différentes, elles ont finalement amené à des réflexions communes sur les stratégies à mettre en place (incitation ou sanction) pour une mise en lumière de nos usages des technologies et leur modification. Ainsi, il faut travailler sur des imaginaires responsabilisants, aussi bien en termes de concept que d’objet, pourrait avoir un impact sur les usagers. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de penser à la responsabilité, on parle peu du concepteur, l’utilisateur obéit beaucoup finalement. N’est-ce pas au concepteur de mettre en place des stratégies pour aller vers la sobriété (car tout ne peut pas incomber à l’usager) ? Qu’en est-il encore et toujours de la responsabilité du designer dans la conception de ces objets ? Donner corps à ce qu’on est en train de consommer par exemple, permettrait-il d’aller vers une forme de transparence vis-à-vis de l’usager ? Autrement dit, réintégrer les externalités propres à l’objet en montrant son impact permettrait-il de transformer nos usages ? Et si tout ça n’était en fait qu’une question de négociation ? Négocier avec l’efficacité de ces technologies, notre addiction, notre confort, notre expérience… ne sera-t-il pas un luxe à plus ou moins long terme ?

Bref, un moment d’idéation et d’échanges très enrichissant qui se termine avec encore plus de questions qu’à son commencement … mais qui ne fait que se mettre en parallèle avec la démarche du designer !

Des questionnements fertiles

Les doctorant·e·s ont aussi pris un temps pour partager avec nous les questionnements soulevés dans leur thèses, aussi bien en ce qui concerne le fait qu’elles s’inscrivent dans des écosystèmes complexes ou encore par rapport aux publics visés par les solutions en construction.

 
 

La clôture de cette journée était consacrée au lancement du livre blanc produit par et pour la communauté RbD que nous avons appelé « Face à face avec les altérités technologiques. Regards et expériences croisés au sein d’un laboratoire commun de recherche-action ». Nous reviendrons très bientôt avec un article spécifique à cet ouvrage expliquant nos motivations et les enseignements que nous en avons tiré !

 
ISABELLE COSSIN