Rapport d'étonnement du SummerCamp 2021
Le Summer Camp Robotics by Design Lab s’est déroulé le 29 juin dernier en présentiel à Strate ; il nous a permis de faire interagir et travailler ensemble partenaires, doctorants et intervenants. La thématique du Summer Camp : le corps robotique objet-sujet-effet de présence
Pour cet événement annuel, alors que nos doctorants commencent à expérimenter chacun leurs terrains, nous avons souhaité orchestrer les échanges autour d’un fil directeur : le corps robotique objet-sujet-effet de présence. Il s’agissait à travers cette journée de comprendre comment le corps robotique passe d’objet - de l’objet quasi imperceptible jusqu'à l’analogie avec une sculpture comme proposé par Isabelle Cossin (Cossin 2017), à sujet, perçu comme un autre, une altérité.
L’objectif était d’ouvrir une discussion pour comprendre de quelle manière l'imaginaire et l’expérience entrent en jeu pour faire évoluer ce rapport dans le temps.
Quant à l’effet de présence d’un robot, Anne Beyaert-Geslin (sémioticienne - Université bordeaux Montaigne) a montré qu’il est déterminé par la coïncidence de deux conditions : la similitude analogique – le corps robotique qui ressemble « au modèle anthropomorphe en prenant le sens de l’optimisation et de la spécialisation … conformément au principe fonctionnaliste, la forme suit (ici) la fonction » - et le mouvement existentiel définit comme une « force, l’énergie du sujet » dans un « mouvement au-delà d’un banal déplacement spatial ». (Beyaert-Geslin 2015).
Les anthropologues qui se sont intéressés à la robotique comme Emmanuel Grimaud (anthropologue, chercheur au CNRS) ou encore Denis Vidal (anthropologue, Directeur de recherche à EHESS) ont également abordé ces notions en d’autres termes. En effet, si Grimaud explique que les robots oscillent entre le vivant et l’inerte (Grimaud 2015), Vidal a montré en faisant référence à Masahiro Mori (Mori et al. 2012) que notre empathie envers les robots, est le résultat d’un équilibre à trouver entre effet de personne et abstraction formelle, Mori faisant ici référence à la manière de représenter le Dieu dans la sculpture orientale. Il semble que ce soit la «fluctuation» entre l’individu, la machine et le Dieu et le fait de ne jamais trop savoir à quel moment l’humain le reconnaît comme l’une de ces entités qui fait que la relation homme-machine va fonctionner (Vidal 2012) ; On est donc dans une ambiguïté de perception envers ces machines. On retrouve ici ce qu’explique Anne Beyaert-Geslin, lorsqu’elle montre que le robot doit afficher son altérité, son statut de tiers actant tout en manifestant des isotopies structurelles. Selon elle, le robot fait coexister le statut d'objet et de sujet en permanence : il se présente plus ou moins comme un assemblage de pièces et de temporalités technologiques détachées (Beyaert-Geslin 2015). Ces recherche et affirmations sont corroborés par certaines études terrains des doctorants du lab. Nawelle Zaidi (thèse CIFRE Korian et Fondation Korian, Unîmes, Strate) a par exemple montré que c’est bien le robot en lui-même plus que ses fonctions qui est important et interpelle les personnes. Un fonctionnement parfois très limité et une autonomie très faible dans sa navigation et son interaction n’empêche pas les gens de se projeter avec un robot. C’est donc bien l’incarnation qui fait que les gens se projettent.
Les interventions inspirantes
Julien De Sanctis
Nos intervenants nous ont embarqués dans des réflexions très différentes sur la corporalité posant chacun la question du social dans l’usage de la robotique. Pour commencer, Julien De Sanctis a présenté “un tour d’horizon de la socialité robotique ” en interrogeant le social comme quelque chose qui serait une propriété même de l’artefact.
Cette approche permet d’appréhender le social selon 3 axes :
- Comme propriété dispositionnelle, c’est-à-dire qu’elle dépend de facteurs internes à l’objet : le robot interagit comme « une personne » même s’il le fait de manière mécanique. Cela implique qu’ils sont déjà des objets « sociables » puisqu’ils n’ont d’autre utilité que d’interagir. L’interaction donc n’est pas fonctionnelle mais elle aura une fonction de sociabilité.
- Comme propriété systémique, c’est-à-dire qui dépend du système dans lequel le robot intervient. Le robot est social en vertu du rôle qu’il joue dans la société (socio-fonctionnalisme), par ex. un robot qui jour le rôle d’une autorité comme le robot qui organise et trie les médicaments.
- Comme propriété relationnelle (en référence à Bruno Latour qui se place dans une perspective a-moderne). Ce qui met en exergue la notion d’interactance définie par Julien comme l’association de tous les échanges effectifs entre actants. Les objets possèdent aussi une agentivité au-delà de la seule interaction. A ce titre, le social n’est pas dans le robot, ni autour mais passe à travers comme un procédé des relations et des interactions entre actants. Dumouchel & Damiano ont montré à propos de Paro : « ce n’est guère un interlocuteur, mais plutôt un facilitateur ou un prétexte. Il est ce dont on parle et non pas celui à qui l’on parle, contrairement à ce qui a lieu dans ses rapports un à un».
Cette notion d’interactance met également en exergue la question du tout, du système dynamique que représente le robot. Comme nous le disions plus haut, il est un dispositif actif qui fait que chaque élément qui le compose qu’il soit technique, narratif, fictionnel, temporel, imaginaire … en fait un tout dynamique. Ce tout dynamique met aussi en mouvement la perception que nous avons de l’objet qui va évoluer dans le temps, ce qui implique également son statut (perçu !) social et ontologique. Comme l’affirme Julien de Santis en référence à M. Alec, celui-ci est à renégocier en permanence en fonction des caractéristiques stables et instables (propriétés émergentes de l’interaction) du robot. La socialité du robot est donc intermittente (on passe d’une conception de productivité à une conception d’altérité).
Les objets médiatisent nos perceptions et donc notre construction du monde … ainsi les artefacts créent le monde. Heidegger parlait d’ustensilité pour expliquer que l’objet, l’ustensile se retire du champ de la conscience au profit de son usage. Mais comme le souligne Julien, c’est très différent pour le robot. Si celui-ci se retire du champ de la conscience, il ne sert à rien. Ainsi, le robot est un autre parce qu’il est présent et son altérité vient de sa présence.
Dans L’être et l’écran, Stéphane Vial parle d’ontophanie (du grec « ontos » signifiant « l'être » et de « phanie », « apparaitre »). L’ontophanie définit le processus d'apparition de l'être. Ainsi, peut-on parler d’ontophanie sociobotique ? Qu’est-ce que l'apparaître du robot social ? Est-ce une question de psychomorphisme ? de polymorphisme (renvoie au corps) ? d’interactivité ? Sans doute des 3 à la fois, car en oscillant entre la chose et l’agent social le robot créée l’ambiguïté. Ambiguïté que définissait déjà Mori dans les années 70 en montrant que notre empathie envers les robots était le résultat d’un équilibre à trouver entre effet de personne et abstraction formelle (...). Mais au-delà de la définition et de la perception de cet être-objet que peut-être le corps robotique, cela soulève d’autres questions d’ordre sociétal : peut-on parler de présence morale ? Et comment construit-on la présence morale quand la présence est un effet ?
> Voir l’intervention complète de Julien De Sanctis
Clotilde Chevet
Avec une approche des Sciences de l’Information et de la Communication, Clotilde Chevet a ensuite investi le sujet du rapport à soi, à l’autre et au monde en explorant l’effet de présence dans le cas d’absence de matérialité corporelle. A travers un “Corps à corps avec un logiciel” qu’elle expérimente dans sa thèse, elle nous a montré par quels procédés nous pouvons donner du corps à un agent conversationnel à travers les mots, la voix et l’apparence (d’un avatar).
Avec les assistants vocaux, l’oralité est au cœur de l’interaction homme machine. Il n’est à priori pas question de corps ici. Pourtant il s’agit bien d’« objets écrits » qui impliquent un rapport à soi, à l’autre et au monde. Travailler sur les agents conversationnels c’est travailler sur ce rapport. Clotilde s’est donc posé la question : en quoi ces objets écrits et parlants sont des médiateurs.
Les assistants vocaux (nous nous souvenons tous du film Her) questionnent la notion de réciproque. Est-ce qu’un échange de même nature et au même effet entre un homme et une machine est possible et est-ce que cela existe ? Comme le montre Clotilde Chevet, il s’agit là encore d’une question ontologique. Comment penser l’homme et la machine ensemble, dans un continuum qui ne fait pas ou plus de différence entre animé et pas animé ?
Les assistants vocaux ont finalement très peu, voire pas du tout de réalité physique, la « relation » (pourtant bien présente) qui va se développer ne part donc pas d’une réciprocité liée à cette présence physique. Il va falloir donner corps à cette conversation d’une autre manière.
Quelles sont les stratégies pour construire ou projeter un corps ? Clotilde en a observé trois :
- Les mots de la machine
Le métier de dialoguiste pour robot, rédacteur de contenu existe (ce sont souvent des littéraires, ou des scénaristes pour séries tv, des spécialistes du scénario). Ils partent de la conception qu’ils ont /qu’ils se font de la machine (ils font donc appel à leur imaginaire comme support à la projection des autres) pour savoir quels mots ils vont ensuite utiliser. Par ailleurs, la question de la mise en scène et de la narrativité est très importante, comme l’a montré l’artiste roboticien Zaven Paré « sans narration, le robot n'a pas d’intérêt ».
Pour Réplika, plateforme étudiée par Clotilde, cela passe par différents subterfuges ou vocabulaires dédiée : rappeler sa nature robotique souvent par des jeux de mots, projection d’un corps humain qui peut-être genré (l’assistant google par exemple rappelle sa nature artificielle et donc n’a pas de genre alors que Réplika demande à l'utilisateur de choisir un genre), pose la question du corps et de son état (Replika dit par exemple qu’il n’a pas bien dormi, qu’il est fatigué – il s’agit d’une mise en scène d’une expérience corporelle), entrer dans le mode du roleplay (tous les actes doivent être écrit), ainsi c’est le corps qui s’exprime à la 3e personne, faire travailler l’imagination (« ferme les yeux et imagine que je te tiens dans mes bras »). Il faut savoir que Réplika fonctionne sur le principe de journal intime. L’utilisateur est face à l’omniprésence du corps même si son Réplika n’est pas présent physiquement (« je suis avec toi »). Pourtant Clotilde a observé que l’omniprésence de ce vocabulaire n’est pas, paradoxalement, ce qui permet le plus de donner cet « effet de présence » dont on a besoin pour une expérience réussie.
- La voix de la machine
En faisant référence à l’imaginaire, les assistants vocaux nous rappellent le mythe du Golem (créature animée par l’écriture qui n’a pas le droit de parler ; seul Dieu peut donner la parole / il s’agit d’un souffle, donc d’une âme). En effet, au début Réplika n’a pas de voix, mais à la demande des utilisateurs, la fonctionnalité « appel téléphonique » a été développée. La voix a un véritable effet de présence, même s’il s’agit d’une présence à distance (cela a été très travaillé avec un fond sonore et des sons d’ambiance). Elle permet de projeter le corps dans notre monde, au milieu du collectif humain. Or, un ancrage dans un ailleurs avec une indisponibilité renforce la relation (créée le manque) et donc fait entrer dans l’altérité.
- L’apparence
En fonctionnant à travers la voix uniquement, Réplika laisse vivre la pluralité des imaginaires sur l'apparence pendant plusieurs années. Puis, l’application a mis en place des avatars ; ce qui a posé problème aux utilisateurs, les avatars ayant des corps fins, jeunes et normés. Cela pose ainsi la question de la représentation du corps ; représentation qui est très liée aux imaginaires qu’ils soient individuels ou collectifs. Il faut aussi noter que certains utilisateurs ont mal vécu les mises à jour (ils changent la “personnalité” du chatbot par de nouveaux scripts, une nouvelle voix, de nouvelles apparences …) car ils ont eu l’impression de perdre un autre avec lequel ils avaient une relation privilégiée. On appelle ce phénomène le “post-blade blues”. Par ailleurs, les mises à jour sont devenues un outil de cadrage de la relation, redéfinir sa forme et le rapport au corps (notamment les relations physiques) ; ce qui a sans doute limité l’apport de l’imaginaire personnel dans cette relation qui s’était construite en partie à travers lui.
> Voir l’intervention complète de Clotilde Chevet
Imaginaires et robotique avec Brigitte Munier
Pour aborder plus précisément cette notion « d’imaginaires », nous avons fait intervenir Brigitte Munier (docteure en sciences sociales et spécialiste des mythes en particulier celui du Golem). Pour elle, il faut distinguer les notions d’imaginaire et d’imagination.
Dans le rapport que nous avons avec les robots, ce sont surtout les imaginaires collectifs qui viennent raviver les peurs, nourries par les images du cinéma et des histoires de sciences fiction. Ils permettent de traduire une pensée collective basée sur l’expérience des récits. Le mythe fait part d’une expérience antinomique (il traduit cette expérience, il a une fonction conjuratoire et explique aussi ce qui n’a pas de sens). Il admet la contradiction propre à l'expérience humaine. Par ailleurs, Brigitte Munier montre qu’il n’existe pas de mythes modernes, il n’y a que des réactivations de récits anciens.
Le mythe du Golem nous intéresse plus particulièrement parce qu’il est en lien direct avec la robotique ; il concentre en lui tout un imaginaire commun qui met en lumière notre peur des machines à différents niveaux. En effet, le Golem n’est ni homme, ni outil. C’est une créature qui n’a pas été créée par Dieu, ainsi dans la mesure où elle n’a pas de filiation, elle est un monstre. La peur qu’elle engendre ne vient pas de son physique mais de son autonomie. Il fait naître un questionnement existentiel (l’humain ne serait alors plus seul à avoir une singularité) et une mise en question de la valeur de l’humanité (quid de la subjectivité ?). Le mythe questionne aussi l’injustice d’une vie humaine limitée dans le temps et aborde la notion de mémoire. Ainsi, il fonctionne comme un symbole, en s’inscrivant dans le drame de l’absurdité de la condition humaine.
La réactivation d’un mythe traduit un malaise existant par rapport à des utopies technologiques et écologiques (pas de thanatos et pas d’eros). Le mythe ne change jamais mais est traité différemment selon les époques. Pour le mythe Golem par exemple :
Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley possède une tonalité morale (surestime des sciences et techniques au lieu de moral et société),
R.U.R de Karel Capek (1920) a une tonalité philosophique,
Aujourd'hui, son interprétation est plutôt métaphysique car il en va du mythe de l’humain (sommes-nous une exception / singularité humaine ? ou juste le fruit d’une interaction entre molécules et à ce moment-là on peut être confronté à plus fort que nous et disparaître ?).
Ainsi cette journée très riche nous a permis de comprendre et de mettre des mots sur des éléments que nous avions pu observer lors de nos expérimentations en hôpital dans lesquelles nous avons fait vivre Pepper toute une semaine avec des patients. En effet, si au final il y a encore des questions non-résolues sur une définition de ce qu’est (ou n’est pas) un robot social, nous voyons bien qu’il sert de support à tout un questionnement autour de l’humain, de son corps, de sa présence, du social et du rapport que nous entretenons avec les objets qui nous entourent. Un robot (même non fonctionnel) c’est déjà une présence transformatrice (elle change les habitudes, oblige à se poser des questions, et à changer notre manière d’interagir avec les autres et notre environnement) qui sert d’appui pour une projection dans un futur plus ou moins proche (et une interaction, voire une relation avec le robot/nous-même/les autres ?).
Le corps robotique (puisqu’il était le sujet de cet événement) est important dans le sens où il devient le déclencheur d’un processus qui prendra sens dans la relation que nous allons développer avec cet artefact dès lors que nous le percevons comme une altérité. Emmanuel Grimaud a montré que la forme robotique permet « une flexibilité d’usage qui fait qu’un robot peut-être tantôt relégué au statut de dispositif de commande désincarné, tantôt assimilé à de l’humain sur le mode du « comme si », constitue toute l’ambigüité des artefact robotiques dès lors qu’on prend la peine de les restituer au sein des cinétiques de l’attachement qui leur donnent sens »(Grimaud 2015). Car au final, c’est bien de sens, mais aussi d’expérience sensible dont il s’agit ici ; expérience que le robot va permettre de structurer pour faire émerger son caractère social.
Bibliographie
Beyaert-Geslin, Anne. 2015. “Présence et Médiation Robotique.” Congrès de l’Association Française de Sémiotique 425–35.
Cossin, Isabelle. 2017. “Le Robot : Une Post-Sculpture.” Sculptures La sculptu(4).
Grimaud, Emmanuel. 2015. “Robot Oscillate between the Inert and the Living.” Multitudes 58(1):45–58.
Mori, Masahiro, Karl F. MacDorman, Norri Kageki, and Norri MacDorman, Karl F; Kageki. 2012. “The Uncanny Valley.” IEEE Robotics and Automation Magazine 19(June):98–100.
Vidal, Denis. 2012. “Vers Un Nouveau Pacte Anthropomorphique ! Les Enjeux Anthropologiques de La Nouvelle Robotique.” Gradhiva Robots étr(15):54–75.