Design et nouvelles technologies - les clés pour une meilleure connexion entre humains -- papier blanc pour Lille Capitale de Design 2020
L’équipe Strate Research a participé à deux des Journées Design, Recherche, Éthique, organisées dans le cadre de Lille World Design Capital 2020.
Celles-ci avaient pour objectif de fédérer un écosystème de chercheurs, praticiens et acteurs socio-économiques, pour éclairer comment, face aux défis sociétaux et environnementaux, la recherche en design peut nous aider à imaginer et à construire une société plus en adéquation avec nos existences humaines. Nous vous proposons de découvrir en texte et vidéo notre contribution dans l’atelier Ville collaborative & Prendre soin.
Robotique et IA dans la ville collaborative : Design et nouvelles technologies, les clefs pour une meilleure compréhension entre humains
Ioana OCNARESCU et Isabelle COSSIN
Repenser les lieux de vie, de la maison à la ville en questionnant l'apport des technologies émergentes comme l'IA et la robotique est une manière de repenser nos valeurs et nos façons de vivre ensemble. Nous pensons que le design est une approche capable de construire une médiation entre le terrain, ses usagers et le potentiel de ces nouvelles technologies. Il s’agit en effet de montrer grâce à 2 approches design (“le design spéculatif” et le “design d'expérience”) quels sont les enjeux de l’utilisation de ces technologies et surtout montrer qu’elles deviennent un prétexte pour mieux comprendre et ainsi agir dans le territoire.
Les forces du design nous les connaissons : observation terrain, proposition de nouvelles expériences holistiques dans des contexte systémiques et complexes et innovation dans la création de cadres méthodologiques pour tester ces expériences in situ afin de comprendre leurs implications à court, moyen et long terme. Au-delà de cette approche méthodologique, le design nous permet aussi d’apporter des pistes de réflexion sur des sujets complexes liés à l’utilisation de ces technologies dans un futur plus ou moins proche :
Comment comprendre en profondeur les applications des nouvelles technologies quand celles-ci n’existent pas encore ?
Qu’est-ce que signifie “vivre avec un robot” ?
Est-on prêt à faire de la place dans nos espaces de vie à ces dispositifs intelligents ?
Est-ce qu’il y aurait un espace de négociation ou de collaboration entre humaines et robots ?
Est-ce que nous sommes prêts à donner un peu d’intimité en échange de services plus adaptés? - Question dont la réponse sera différente et presque en opposition selon le lieu ou le contexte dans lequel nous nous trouvons (dans notre maison, à l'hôpital, dans un lieu public …)
Le design, de par son élasticité, sa diversité méthodologique et sa pluridisciplinarité peut tout à fait répondre à ces questions en se les appropriant via différentes approches. Nous allons ainsi en aborder 2 : le design spéculatif et l’expérience design.
Le design spéculatif permet de questionner ces technologies émergentes et ouvre un débat sur la manière dont nous voulons vivre avec ces technologies. Le projet "Uninvited guests", par exemple, a été créé par Superflux Lab pour questionner le concept de soins à distance pour les personnes âgées [1]. Ici, les designers montrent comment Thomas, une personne âgée se débat avec les règles et les ordres que lui imposent les objets intelligents (une fourchette connectée suit ses habitudes alimentaires et lui dit ce qu’il doit manger, une canne compte le nombre de pas qu’il fait par jour et un lit supervise son sommeil). Offerts par ses propres enfants, ces objets ont été conçus pour aider la personne à mener une vie meilleure et plus saine en accomplissant les tâches de manière fluide et conviviale : compter les légumes, mesurer la quantité de sommeil, etc. la vidéo qui présente le projet montre également le mal-être apporté par ces objets, et comment ceux-ci deviennent des indicateurs de surveillance (si la personne ne les utilise pas, sa famille est avertie) ; Thomas étant relié à ses enfants par de courtes notifications des objets connectés. Ainsi, il se sent mal à l'aise, ne peut pas prendre de décision personnelle et perd sa liberté et ses habitudes quotidiennes et finalement son autonomie (ce qui est contre productif). Mais la vidéo montre également comment Thomas contourne le système et invente des solutions pour désobéir aux objets intelligents et se ré-approprier cette autonomie.
Ce scénario spéculatif est « une mise en scène » qui reste hypothétique. Il ne montre pas comment concevoir des dispositifs d'assistance, mais permet de réfléchir à la manière dont ils agissent/contrôlent le comportement humain et au sens que ces dispositifs prennent ou peuvent prendre par rapport à la complexité de ce comportement. En montrant un bref descriptif de l'écosystème social médiatisé par la technologie intelligente, le design spéculatif met au défi les chercheurs travaillant sur la robotique sociale de réfléchir profondément aux conséquences de leurs solutions robotiques.
On peut s'interroger sur la nécessité de concevoir des robots sociaux pour l'autonomie des personnes âgées à domicile mais on peut aussi partir du principe que les robots existent et imaginer comment la robotique pourrait améliorer les relations intergénérationnelles et la vie sociale. Dans ce scénario, les maisons pourraient être considérées comme un lieu parmi d'autres de la ville où les gens s'adonnent à des activités spécifiques. L'approche montrée ci-dessus est spéculative et critique. La vidéo présentant Thomas et sa lutte avec l'objet intelligent est faite pour questionner l'éthique des nouveaux artefacts technologiques et ouvrir la réflexion sur le rôle de la technologie dans les écologies humaines. Cet exemple montre également la diversité des approches lorsqu'il s'agit d'explorer les futurs qui se présentent sous différentes formes et avec différentes motivations. Le cône du futur [2] est une approche forte lorsqu'il s'agit de se projeter dans des scénarios futurs. En effet, il montre que les futurs possibles se concentrent sur des connaissances scientifiques qui n'existent pas encore (principalement des scénarios de science-fiction), les futurs probables sur des scénarios extrapolés à partir des tendances actuelles, l es futurs plausibles proposent une compréhension actuelle des lois physiques, des processus, de la causalité, et le s futurs préférables sont souhaitables, et se concentrent largement sur les expériences humaines (1). Ces futurs pourraient être combinés : un futur souhaitable par exemple pourrait devenir possible, probable mais aussi actuel (le présent). Et les designers entrent en jeu en tant qu’expérimentateurs pour prototyper ces futurs comme on le voit dans le projet "Uninvited guests".
Par ailleurs, la conception d’expérience (ou design d'expérience) peut tout à fait être utilisé (peut-être même de manière plus large) pout l'exploration des futurs. Elle souligne le passage d'une démarche cognitive dans laquelle la facilité d'utilisation, la cognition de l'utilisateur et sa performance sont les lignes directrices clés dans l'interaction avec les technologies émergentes, à une démarche basée sur l'expérience. (2) explique qu'un achat expérimental n'est pas quelque chose que l'on possède en premier lieu ; c'est quelque chose à vivre, dont on va se souvenir. Cette approche est guidée par l'affect, les valeurs, les sensations, le plaisir, la surprise, le sens (3,4) et des besoins tels que la relation, - l'un des besoins les plus importants dans l'échantillon d'expériences positives : "le sentiment d'avoir des contacts intimes réguliers avec des personnes qui se soucient de vous plutôt que de vous sentir seul et sans souci" (5).
Concevoir pour l'expérience humaine dans son ensemble, prendre en considération le contexte de l'interaction et ses implications, se concentrer sur les bénéfices expérientiels sont également de nouveaux défis dans le domaine de la robotique. (6) montre qu'un grand nombre de chercheurs se sont intéressés aux "études d'utilisateurs" avec des robots et à la compréhension de la manière dont les usagers perçoivent certains types de comportements, les indices sociaux des robots, etc. Ces chercheurs utilisent généralement des robots disponibles dans le commerce et déjà entièrement programmés pour expérimenter certaines situations ; l'objectif de ces études d'utilisateurs étant de tester les robots dans différents contextes. Seuls quelques chercheurs sur le terrain sont passés des études utilisateurs à la recherche fondée sur l'expérience, basée sur des considérations de terrain, les besoins des gens et leurs modes de vie. (7) parle de l'expérience du vieillissement et de la manière dont les solutions d'assistance devraient s'adapter aux personnes, à leur vie quotidienne et devraient suivre la logique et leur manière de vivre de façon indépendante et digne.
Dans le cadre d'un autre projet de recherche sur la robotique sociale, le projet Romeo3, des chercheurs en design ont mené des études à long terme avec le robot Pepper en autonomie dans une chambre d'hôpital privée pendant une semaine. Ils ont découvert qu'un robot non fonctionnel était encore émotionnellement "efficace" pour les personnes vivant pendant plusieurs mois dans un centre de rééducation. Les participants ont continué à parler au robot même s'il ne fonctionnait plus pendant un jour ou plus ; ils le considèrent comme une présence "réelle". Ces études sont moins techniques que centrées sur l'être humain ; les résultats qualitatifs se concentrent davantage sur ce qu'est l'assistance aux personnes dans le besoin et sur l'importance des besoins sociaux tels que la relation. Dans ce cas, le robot était aussi un médiateur, une surface de projection : la personne parlait au robot comme elle aurait interagit avec quelqu'un de présent, un ami imaginaire ou à elle-même.
Irrévocablement, ces approches design, spéculatives et basées sur l'expérience, décentrent l'intérêt d'une recherche HRI (Human-Robot-Interaction) axée sur la technologie, afin d'ouvrir de nouveaux espaces pour des interactions plus sensibles, subjectives et complexes avec les robots à la maison. Les robots pourraient être considérés comme un prétexte pour repenser les maisons, les quartiers et les villes et la manière dont les personnes vont interagir entre elles dans ces territoires. Dans ce sens, la recherche sur les robots sociaux pourrait être une étape intermédiaire pour relever des défis sociétaux plus profonds et plus complexes. Et entre les mains d'équipes pluridisciplinaires et de design, les robots pourraient agir comme des sondes sociales et culturelles donnant un aperçu de ce qui constitue un avenir et une société désirables. Le design est aujourd'hui plus que jamais un agent visible de la manière dont nous voulons vivre au XXIe siècle et un projecteur d'un avenir souhaitable pour les générations à venir.
Notes de bas de page :
[1] http://superflux.in/index.php/work/uninvited-guests/#
[2] The division between probable, plausible and preferable futures has been around since the late 1970s (Bland & Westlake, 2013) https://thevoroscope.com/2017/02/24/the-futures-cone-use-and-history/
Bibliographie :
Bland J, Westlake S. Don’t Stop Thinking About Tomorrow: A modest defence of futurology [Internet]. 2013 [cited 2020 Apr 7].
Blythe M, Hassenzahl M, Law E. Now with Added Experience? New Rev Hypermedia Multimed [Internet]. 2009 Aug [cited 2011 Sep 5];15(2):119–28.
Hassenzahl M, Tractinsky N. User experience - a research agenda. Behav Inf Technol [Internet]. 2006 Mar [cited 2011 Jun 17];25(2):91–7.
Blythe M, Wright P, McCarthy J, Bertelsen OW. Theory and method for experience centered design. CHI ’06 Ext Abstr Hum factors Comput Syst - CHI EA ’06
Hassenzahl M, Diefenbach S, Göritz A. Needs, affect, and interactive products – Facets of user experience. Interact Comput [Internet]. 2010 Sep [cited 2011 Jul 20];22(5):353–62.
Dautenhahn K. Human-Robot Interaction. In: The Encyclopedia of Human-Computer Interaction, 2nd Ed [Internet]. Aarhus, Denmark: The Interaction Design Foundation; 2014.