Conception de PICAUTO, un outillage ikigaï de maintenance ferroviaire
Dans le cadre de la thèse CIFRE en sciences pour l’ingénieur (SNCF x CESI x Strate) sur la robotique ikigaï (« joie de vivre » et « raison d’être »), nous avons mis en œuvre une expérimentation sur le terrain. Nous souhaitions comprendre comment la robotique pourrait augmenter l’ikigaï des utilisateurs en développant une méthodologie de conception en ce sens.
En décembre 2022, nous sommes intervenus dans la conférence internationale ICSR 2022 (Florence, Italie) pour présenter l’article : « Ikigai Robotics: How Could Robots Satisfy Social Needs in a Professional Context? A Positioning from Social Psychology for Inspiring the Design of the Future Robots » et ainsi proposer des pistes qui donneraient à un robot son caractère ikigaï : il s’agissait de trouver des fonctionnalités qui augmenteraient, par exemple, le sentiment d’autonomie [*]. Aujourd’hui, nous avons approfondi cette approche en testant et en prototypant des ébauches de fonctionnalités qui auraient le potentiel de rendre un outillage ikigaï.
Comme cas pratique, nous avons choisi PICAUTO, un outil pour la maintenance des toitures de train. Il s’agit d’une tâche qui implique une logistique importante vis-à-vis du temps passé pour réaliser une simple inspection. A l’heure actuelle, la réalisation de cette tâche nécessite de rapatrier la locomotive en atelier, de la placer sur une voie munie d’une passerelle et non électrifiée afin que les agents puissent vérifier l’état de la toiture en toute sécurité. Ainsi, la conception de PICAUTO était axée sur trois objectifs : (1) éviter le rapatriement de la locomotive en atelier, (2) permettre l’inspection en toute sécurité et (3) augmenter le bien-être, plus largement l’ikigaï des agents.
Dans ce cadre, un Technifret (établissement qui entretient le matériel roulant de Fret SNCF) s’est porté volontaire pour développer un dispositif d’inspection des toitures de train prenant la forme d’une perche munie d’une caméra. Cette caméra renvoie une image en direct sur une tablette, un smartphone ou un ordinateur et permet aux agents de constater la présence ou l’absence de défauts sur la toiture.
L’originalité de notre approche résidait dans le fait que nous avons traité deux types de besoins :
1. Les besoins fonctionnels[1] (exprimés ou exprimables). Comme il s’agit d’éléments facilement verbalisables par les futurs utilisateurs, nous les avons travaillés directement en co-conception avec eux.
2. Les besoins motivationnels[2] (moins conscientisés, donc difficilement verbalisables), qui font référence à des besoins psychologiques travaillés en back-office.
Ces deux types de besoins ont donné lieu à deux cycles de conception menés en parallèle : un cycle de conception fonctionnel et un cycle de conception motivationnel. Si le cycle fonctionnel était assez classique, le cycle motivationnel a été mené via plusieurs outils méthodologiques originaux sur lesquels nous revenons dans cet article.
[1] Les besoins fonctionnels renvoient à des caractéristiques ou à des fonctionnalités du produit. Dans notre étude, il s’agit des opérations et mesures que doit réaliser l’outillage, de sa solidité, de sa résistance aux conditions météorologiques, de ses options, etc.
[2] Dans notre étude, les besoins motivationnels renvoient aux leviers de l’ikigaï des agents, qui sont des aspects psychologiques plus profondément ancrés, par exemple : le sentiment d’appartenir à un groupe et d’avoir de bonnes relations sociales, de se sentir autonome, le fait d’avoir conscience de soi-même et de son environnement au moment présent et de se sentir unique.
Cycle motivationnel
Pour évaluer les besoins motivationnels, nous avons fait passer une échelle de mesure de l’ikigaï aux agents en début de démarche afin d’en identifier les leviers et les freins. Ce questionnaire évaluait des variables qui sont rattachées à l’ikigaï d’après nos travaux : Contraintes physiques liées au travail, Expérience utilisateur, Confiance, Identification sociale (au métier, à l’équipe) Engagement, Motivation au travail, Satisfaction des besoins psychologiques (compétence, autonomie, affiliation[1]), Performance, Locus de contrôle[2], Sens du travail, Bien-être et santé physique et Pleine conscience. Nous avons identifié :
Deux leviers à l’ikigaï : la Satisfaction du besoin d’autonomie et la Pleine conscience.
Un frein à l’ikigaï : la Satisfaction du besoin d’affiliation.
Nous avons donc orienté la suite de nos travaux de conception sur ces leviers, avec une attention particulière pour la Satisfaction du besoin d’affiliation qui était un résultat surprenant puisque dans nos précédentes études avec les opérateurs de maintenance ferroviaire, ce dernier apparaissait comme un levier et non comme un frein à l’ikigaï. Pour cette raison, nous suivrons deux pistes en parallèle : chercher des solutions pour satisfaire le besoin d’affiliation et chercher des solutions pour satisfaire l’inverse du besoin d’affiliation, ce que nous avons déterminé comme des solutions accentuant la singularité.
[1] Sentiment d’appartenance à un collectif.
[2] Façon dont on perçoit les causes de nos comportements.
Pour la suite nous avons mené des ateliers de créativité en back-office pour imaginer des solutions qui activeraient ces quatre leviers que nous avons représenté en forme de cartes leviers (singularité, autonomie, affiliation, pleine conscience = mindfulness).
Nos trois premiers ateliers nous ont permis d’identifier 33 idées que nous souhaitions étoffer lors d’un second atelier qui a mis en lumière 235 concepts.
Ces ateliers nous ont permis de recueillir un nombre important d’idées, notamment :
74 concernant l’autonomie,
69 concernant la singularité,
68 concernant l’affiliation,
51 concernant la pleine conscience.
Idées
Leviers
Fonctionnalités
Personnalisation
Singularité
Pleine conscience
PICAUTO parle avec ses utilisateurs
Une étiquette indiquant « PICAUTO, co-conçu par nous » pour accentuer la co-conception
PICAUTO porte une étiquette au nom du technifret pour la personnalisation collective
Animal de compagnie
Singularité
Autonomie
Affiliation
Les utilisateurs peuvent donner un prénom à PICAUTO
Les utilisateurs peuvent sécuriser PICAUTO comme un agent en appliquant le même dispositif que pour eux-mêmes (jalonnette[1] au nom de PICAUTO)
Ils peuvent localiser PICAUTO pour le retrouver mais aussi retrouver le collègue qui l’utilise (PICAUTO comme médiateur du lien entre les humains)
[1] Petite plaque en plastique nominative représentant un damier rouge et blanc que les agents positionnent à l’avant de la locomotive ou à l’entrée de la voie pour signaler leur présence et ainsi, sécuriser le lieu en empêchant tout mouvement sur la voie concernée.
Épanouissement
Autonomie
Pleine conscience
PICAUTO dicte un exercice d’échauffement incluant des exercices de respiration.
Coopération
Pleine conscience
Assistance à distance : connexion son et vidéo avec un collègue qui voit ce que voit l’agent.
Valorisation du travail
Autonomie
Affiliation
Carte d'inspection accessible via un QR code reprenant à la fois les informations techniques concernant l’inspection et un éventuel message laissé par l’agent qui a travaillé sur le train pour renforcer le dialogue entre les conducteurs de trains et les agents de maintenance.
Mapping des externalités
Pleine conscience
Compteur du nombre d'utilisations
La perche fait un bilan périodique (e.g., mensuel) qui revient sur des éléments tels que le nombre d’inspections réalisées, le nombres d’heures dédiées à la tâche, le nombre d’échauffements réalisés, les temps de trajets, le nombre de localisations demandées…
La perche fait également un bilan annuel qui montre les bénéfices de PICAUTO tels que la quantité d’énergie économisée, la quantité de CO2 économisée, le nombre d’heures de disponibilité des machines libérées, le pourcentage d’augmentation du trafic, les économies réalisées par rapport au coût d’un sillon[1].
[1] Créneau sur lequel un train est autorisé à circuler.
Personnel
Singularité
En fin de mission (pour ne pas gêner l'agent dans sa tâche), PICAUTO propose une rubrique « Saviez-vous que… ? » qui donne des informations variées sur SNCF, les métiers, les missions… Les agents peuvent ensuite partager ces informations à leurs collègues.
Idée ajoutée
PICAUTO sauvegarde automatiquement des prises de vue dans leur GMAO
Nous avons ensuite prototypé ces fonctionnalités, que nous avons présentées aux agents sous la forme de scénarios d’intention (forme de test utilisateur implicite visant à faire jouer leur propre rôle aux futurs utilisateurs pour tester le produit) dans lesquels les agents jouaient leur propre rôle. Nous reviendrons sur cette expérimentation dans un prochain article.
Afin d’analyser l’évolution de l’ikigaï des agents, il serait intéressant de refaire passer le même questionnaire que celui qui nous a permis de déterminer leur niveau d’ikigaï. Pour obtenir des résultats significatifs, nous estimons qu’une passation du questionnaire après plusieurs mois d’utilisation est pertinente.
Bilan de la démarche
Comme l’objectif d’une telle conception est de piloter les impacts d’un nouvel outillage sur l’ikigaï des utilisateurs, il s’agissait d’un travail pluridisciplinaire mêlant à la fois psychologie, design et ingénierie de conception. Cette approche a permis de dresser une méthodologie sur-mesure mobilisant divers outils méthodologiques durant le cycle motivationnel :
Les cycles fonctionnels et motivationnels étaient bien distincts dans leur préparation puisque leurs objectifs étaient bien différents. Les objectifs fonctionnels visaient à concevoir un outil qui permette de réaliser la tâche (inspecter les toitures de train), ce qui est l’objectif principal d’un processus de conception. L’objectif du cycle motivationnel était d’imaginer des solutions originales qui permettent d’augmenter l’ikigaï des utilisateurs, ce qui peut sembler inutile voire superficiel pour les futurs utilisateurs, particulièrement en contexte professionnel. Ainsi, nous avons noté l’importance d’aborder les aspects fonctionnels purs pour engager les participants dans la conception. Les aspects motivationnels ont été abordés par la suite et de manière plus subtile. Pour cela, nous avons mené les phases d’idéation en back-office avec d’autres participants que les futurs utilisateurs, puis nous leur avons leur proposé de tester ces fonctionnalités via les scénarios d’intention. Ainsi, en leur permettant de tester les fonctionnalités plutôt qu’en les présentant de manière abstraite, nous avons pu saisir l’effet de surprise que nous attendions pour en extraire des réactions spontanées.
Les agents ont validé essentiellement des concepts de pleine conscience, par exemple, le fait que la perche fasse un bilan annuel en précisant ce que les agents ont apporté à l’entreprise.
Ils ont été moins convaincus par les concepts de singularité et d’affiliation. Le fait de donner un prénom à PICAUTO concernant la singularité pour rendre PICAUTO unique à leurs yeux, a été perçu comme inutile par les agents. Pourtant, lors des scénarios d’intention, nous avons noté qu’ils le nommaient PICAUTI ou encore PICAUTA. Lorsque nous leur avons demandé pourquoi, ils soulevaient leur questionnement sur son genre (PICAUTO, homme ou femme ?).
Concernant l’affiliation, on imaginait pouvoir localiser PICAUTO, par exemple, lorsqu’un agent l’utilise et le laisse à un endroit. Cette fonctionnalité permettait de garder le lien avec les collègues via l’outil. Un agent trouvait cela utile et transposable à tous les outils, tandis que le second agent craignait des conséquences en termes de surveillance par la hiérarchie.
Ils ont rejeté un concept d’affiliation qui concernait le fait d’assister un collègue à distance en visio. Il en ressort que leur besoin d’affiliation passe par le contact direct en établissement.
Il reste encore à affiner la conception de PICAUTO. Il sera transmis à Captrain, une filiale du Groupe à SNCF, avec nos recommandations pour intégrer ces fonctionnalités motivationnelles pour sa mise en production.
Référence
[*] M. Sartore, I. Ocnarescu, L.-R. Joly, et S. Buisine, « Ikigai Robotics: How Could Robots Satisfy Social Needs in a Professional Context? a Positioning from Social Psychology for Inspiring the Design of the Future Robots », in Social Robotics, F. Cavallo, J.-J. Cabibihan, L. Fiorini, A. Sorrentino, H. He, X. Liu, Y. Matsumoto, et S. S. Ge, Éd., Cham: Springer, 2023, p. 701‑709. doi: https://doi.org/10.1007/978-3-031-24670-8_61.