Rapport d’étonnement sur l’intervention du Prof. Adriana Tapus “Les opportunités et les challenges de la robotique assistive” lors de l’événement public du Robotics by Design Lab
PhD en informatique et parmi les pionniers sur le développement de la robotique sociale, Adriana Tapus, professeure et chercheure dans le laboratoire Autonomous Systems and Robotics Lab à l’ENSTA Paris de l’Institut Polytechnique, est aussi membre de Robotics by Design Lab (RbD Lab). Lors de l'événement annuel du RbD Lab, nous l’avons invitée à parler des défis de la robotique d’assistance. Pour elle les enjeux sont liés à l’interaction à long terme, la personnalisation et la confiance en ces systèmes. Cette intervention riche a posé les bases d’éléments indispensables pour construire et penser cette nouvelle robotique qu’on appelle d’assistance à la personne … l’occasion pour nous, en tant que designers et chercheur.es en design d’inverser les paradigmes et d’essayer de PENSER cette robotique pour pouvoir CONSTRUIRE cette écologie « relationnelle », sujet central de la création du Robotics by Design Lab.
On entend beaucoup parler de robotique sociale mais qu’est-ce que cela implique ?
Dans nos imaginaires collectifs, la robotique - quelle que soit l’intention et le domaine qui utilise le terme - est plutôt classée du côté des objets techniques alors que le social est considéré comme une question « humaine », intangible et impalpable. Peut-on (ré)concilier ces 2 termes ? Adriana Tapus nous explique que la robotique sociale se définit par le développement d’un certain type de robot, autonome, qui possède une intelligence (ce qui est nommé l'intelligence sociale) lui permettant d'interagir et de communiquer avec les personnes avec qui il partage un même environnement et ainsi les assister dans la vie quotidienne. Au-delà de l’interaction, placer un robot dans un même espace qu’un humain implique forcément une interaction physique due au partage de cet espace. Il est donc question d’adaptation du robot au contexte social et aux humains avec lesquels il interagit. La réciproque est aussi à considérer. Cette définition nous montre un système complexe qui implique un objet technique (déjà complexe en soi), un espace, un ou des humains. Cet ensemble devient ainsi un dispositif.
Comme nous l’avons montré dans l’article “Art, Design et Robotique: quand artistes et designers deviennent chercheurs en robotique” présenté dans le colloque WACAI 2018 (Workshop sur les Affects, Compagnons artificiels et Interaction), l’environnement dans lequel le robot va évoluer et qu’il pourra « manipuler » est extrêmement important. La forme robotique en elle-même est déjà complexe car construite d’éléments hétérogènes (ses matériaux, sa forme, l’imaginaire sur lequel elle s’appuie) ; elle devient en plus un des éléments centraux du dispositif qui comprend l’artefact, l’environnement dans lequel il agit, et le ou les humain(s) avec le(s)quels il interagit. Ainsi c’est la mise en tension de tous ces éléments entre eux qui va donner sa signification au dispositif qui devient, comme l’a montré Anne Marie Duguet à propos du théâtre de marionnettes, un « système générateur, qui structure l’expérience sensible ». Et c’est de cette expérience sensible que peut émerger le social !
Mais pour pouvoir imaginer cette relation avec un robot, il faut d’abord comprendre à quoi il peut servir.
Le mot robot est un terme « générique » qui peut impliquer un certain nombre de tâches, de rôles, d’imaginaires etc. Adriana Tapus nous explique que le but de la robotique sociale n’est pas de remplacer le lien social mais plutôt d’utiliser la technique et les robots comme complément de ce lien voire même comme un soutien pour améliorer la qualité de vie de personnes dans le besoin. A partir de ce postulat, on peut facilement pousser le rôle de ces robots dans des situations diverses qui mettent en exergues leurs possibilités et facilités techniques : naviguer d'une manière naturelle dans des environnements où l'humain est l'élément central et en même temps être utiles en rendant services aux personnes qui en auraient besoin. Ainsi, on peut avoir un robot coach et assistant ou un robot-thérapeute dévoué 24h sur 24 et 7 jours sur 7 qui peut aider les personnes à retrouver une certaine indépendance, leur forme physique et leur fonction. Les robots peuvent également être utilisés pour du monitoring : détecter et reconnaître rapidement des signes de troubles cognitifs et soutenir à tout moment les individus. Pour s'adapter au mieux possible aux besoins différents des utilisateurs, comme nous le fait remarquer Adriana Tapus, ces robots doivent être personnalisables. En effet, on parle de la robotique centrée sur l’humain à condition qu’ils soient capables d’adapter continuellement leur comportement pour fournir une interaction et une aide personnalisée.
Le domaine de la santé est aujourd’hui un des domaines où l’apport de la robotique est des plus évidents: Différentes populations dites fragiles ou vulnérables sont concernées par les études sur la robotique sociale ; on parle beaucoup des personnes âgées mais on trouve également des études impliquant des enfants qui souffrent de troubles du spectre autistique, des personnes en réhabilitation après un AVC… Ainsi un des grands défis de ces systèmes robotiques est de réussir à prendre en compte les différences à la fois intra et interindividuelles (possibilités de variabilité importante mais aussi adaptation aux différents troubles et handicaps qui sont très divers et avec des besoins différents). Ces différences interindividuelles montrent que pour le même événement, le même stimulus ou la même situation on se retrouve face à des individus qui vont réagir différemment ; la même personne pourra avoir une réaction différente à un événement selon le moment. Cela rend la tâche de la robotique sociale et de la robotique d’assistance extrêmement difficile en termes d’individualisation du service.
Le développement et les expérimentations de ces robots
Les domaines de la santé et du Care permettent d’avoir un « terrain » d’analyse, primordial dans tout processus de conception pour étudier les besoins utilisateur et penser ces systèmes en termes d’usage. Chaque expérience sensible (un petit geste, une aide) prend de l’ampleur avec le temps jusqu’à devenir rituel. Une relation est alors envisageable et sera différente à court, moyen et long terme. Pour ce faire, comme l’explique Adriana Tapus, les signaux physiologiques sont des éléments très importants de l’interaction sociale (la conductance de la peau, la fréquence cardiaque, le clignement des yeux). Nous savons grâce à la psychophysiologie que ces petits éléments reflètent des changements dans le fonctionnement cognitif et peuvent être utilisés pour mesurer la charge cognitive. Les émotions comme l’empathie, ainsi que la personnalité de l’utilisateur jouent également un rôle très important dans les interactions. Ces paramètres vont permettre de comprendre l’utilisateur et d’explorer une potentielle relation dans le cadre d’expérimentations mises en scène. Pour déterminer ces profils utilisateurs, il est possible de se servir d’outils qui ont déjà fait leurs preuves dans la littérature : questionnaires ou différents paramètres psychologiques. Ces outils peuvent mettre en exergue ce qui est de l’ordre de la performance cognitive ou physique dans différents scénarios et ainsi se focaliser sur la personnalisation du système robotique et sur l'adaptation du comportement du robot sur du long terme (important et difficile en même temps).
Ces possibilités de personnalisation et d’adaptation montrent un grand potentiel d’utilisation de la robotique sociale pour différents types de population, mais plusieurs grandes questions (non exhaustives) se posent, d’abord sur l’acceptation et l’acceptabilité de ces systèmes robotiques chez les personnes :
Quelles sont les circonstances dans lesquelles les gens peuvent accepter un robot d'assistance dans leur environnement ?
Comment l'interaction non verbale peut-elle améliorer l’adhésion des différents utilisateurs aux différents programmes ?
Quel est le rôle de l’incarnation physique des robots ?
Comment planifier, exécuter, donc avoir des mouvements de robots qui seront exécutés de manière « secure » ?
Par ailleurs, la question de l’acceptation s’accompagne de problématiques plus techniques liées à la personnalisation et à la perception de ses systèmes robotiques, puisque le robot partage le même espace physique avec la personne :
Comment intégrer les connaissances sur les utilisateurs dans le système robotique ?
Comment un robot peut-il reconnaître l'intention de l'utilisateur en termes d'actions et de mouvements observés ?
Quel est le niveau de confiance en ces systèmes ?
Et pourquoi utiliser un robot plutôt qu’un multi-écrans ou Alexa à la maison ?
Pour tenter de répondre à ces questions, les roboticiens se focalisent dans un premier temps sur les besoins de l’utilisateur. Cela leur permet ensuite de déterminer le profil de l'utilisateur (état interne et externe) et le modéliser en prenant en compte un ensemble d'éléments physiologiques et psychologiques. Adriana Tapus précise que les personnalités des individus ont une stabilité à travers le temps et une constance à travers les situations, d’où l’importance d’observer la personnalité de chaque individu tout au long de sa vie afin de déterminer un profil propre, ce qui va aider à adapter le comportement du robot. Ainsi, le laboratoire Autonomous Systems and Robotics Lab d’ENSTA Paris travaille sur la performance et la tâche cognitive en utilisant différents outils permettant par exemple de mesurer le chronotype d’un individu pour déterminer s'il est de type matin, intermédiaire ou soir (quelqu’un qui est plutôt du matin va mieux exécuter une tâche le matin que le soir). Des stimuli sensoriels (AASP Questionnaire) sont également observés pour voir si un individu est plus sensible au goût, à l’odeur, au mouvement etc. Cela permet de comprendre comment modéliser le comportement du robot à partir des différents profils types d’individus.
En tant qu’ingénieurs et roboticiens, les chercheurs de l’ENSTA travaillent également avec des capteurs afin d’utiliser les signaux physiologiques pour modéliser « l'état » interne de l'utilisateur en temps réel. Plusieurs signaux peuvent être pris en compte:
la variation de la température interne : il existe en effet une relation entre l'état émotionnel d'un individu et la façon dont la température va varier selon les différentes régions d’intérêt du visage ;
la conductance de la peau qui peut être utilisée pour mesurer le niveau d'excitation d'un individu et qu'il est un bon prédicteur de la charge cognitive ;
le clignement des yeux qui joue un rôle crucial dans toutes les interactions et les exécutions des tâches : un lien a été observé entre le taux de clignement et les tâches effectuées et le niveau de difficultés de ces tâches et entre le taux des clignements et le sexe de l’individu.
En plus de l’état interne, les chercheurs modélisent le profil « externe » de l’individu. Grâce aux capteurs, le squelette de l’utilisateur est extrait et permet ainsi de modéliser sa gestuelle, sa façon de marcher, la position angulaire et les différentes articulations. Le Pr Tapus cite une étude sur la détection des émotions à partir de la marche, de l’allure et également de la température. Le toucher est également très important dans la communication sociale. Plusieurs interactions sont basées sur le toucher (tapoter le bras, serrer la main, les câlins etc.), il a un rôle physique mais constitue également un message social. Grâce au développement d’un système robotisé pour mesurer le serrage de main, des études ont pu être faites sur la poignée de main et sur les paramètres qu’elle implique (distance entre les partenaires, regard, durée du serrage etc.).
Adriana Tapus rappelle qu’il est également très important de pouvoir reconnaître les actions en temps réel. Malgré l'explosion de la puissance de calcul des machines, l'amélioration de la vision par ordinateur et de l'apprentissage, de l'IA, qui ont permis le développement de beaucoup de systèmes sur la reconnaissance des activités, très peu se sont focalisés sur les activités dans une situation d'assistance, particulièrement pour les personnes âgées. Ces aspects ont fait l’objet d’un projet européen qui a permis de détecter des actions comme manger, boire, aller dormir, marcher, s’asseoir mais aussi pouvoir identifier le mal de dos ou le mal de tête, ou encore une chute grâce à la vision 3D et des caméras thermiques. Une autre étude intéressante a été menée autour de la détection du mensonge qui est aussi liée à la physiologie (rythme cardiaque et température de la peau qui augmentent lorsqu’une personne ment).
A travers le panorama d’exemples présentés par Adriana, notons qu’avant même de songer à faire interagir des robots avec des humains dans des contextes quotidiens, la robotique a pour mission de décortiquer et comprendre l’humain dans sa manière de fonctionner au moyen de ces systèmes robotiques. La robotique est aujourd’hui un prétexte pour réunir différentes disciplines et techniques (physiologie, psychologie, cognition, mais aussi SHS, philosophie et design !) qui vont permettre de questionner ce qu’est un être humain et réévaluer le contexte dans lequel nous souhaitons vivre dans le futur. Nous retrouvons là la notion de robotique comme « plateforme d’enchantement » et « plateforme de réflexion » comme l’imagine l’artiste roboticien Zaven Paré (Vous pensez que vous ne pouvez pas être ému par une machine ?).
Pour terminer son intervention, Adriana nous a parlé du Projet européen ENRICHME dont l’objectif principal a été de développer une architecture de contrôle du comportement du robot pour pouvoir avoir une interaction personnalisée entre le robot et une personne âgée souffrant de troubles cognitifs légers. L'idée étant que le robot apprenne des événements passés grâce à une mémoire épisodique et adapte son comportement à la situation présente. Le système développé a été testé dans 3 maisons médicalisées avec des robots Tiago, dans un écosystème composé du robot et d’un environnement intelligent (détecteur de présence, de caméras montées au plafond, acteur pour l'ouverture des portes et des fenêtres). L’utilisateur interagissait avec le robot soit par la parole soit par l’interface humain-machine via une tablette. Le robot adaptait alors son comportement en fonction des préférences de l’utilisateur (la façon de s’approcher, la direction, la distance, la vitesse etc.). Avant de pouvoir lancer cette expérimentation, le laboratoire de recherche a dû développer et tester toutes les petites briques pour améliorer le système grâce à des focus groupes avec les utilisateurs, les soignants, la famille. L’interface graphique a fait l'objet de plusieurs mises à jour ; plusieurs applications ont été disponibles dès le début comme des jeux cognitifs des conseils de santé, un agenda ; des jeux cognitifs ont également été développés en collaboration avec les praticiens de la santé, des neuropsychologues et des linguistes, l'interface étant traduite dans les langues de chaque partenaire du consortium.
Ce projet est un exemple de la complexité des projets en robotique sociale et de leurs enjeux à plusieurs niveaux. Il permet de mettre en exergue peut-être plus de questions que de réponses concernant le lien entre robotique et santé du participant (non prévisible) mais également le niveau de confiance dans les systèmes. En effet les robots ne sont pas parfaits mais la communication joue un rôle important dans la confiance à construire à propos de leur fiabilité. Il permet aussi au-delà de la technique de construire une réflexion commune et pluridisciplinaire qui résonne avec les investigations en robotique sociale de Strate Research. Ainsi la robotique n’est finalement qu’un prétexte pour (re)penser les communautés, leur manière de fonctionner ensemble, et plus globalement notre manière de vivre …. in fine, notre écologie relationnelle avec et sans ces robots dits sociaux.
Comme le conclut Adriana Tapus, pour que cela fonctionne, il faut :
des données : très peu des données sur les personnes âgées par exemple dans la détection des émotions ;
penser l’interaction à long terme « in the wild » dans un écosystème de la vie quotidienne avec des personnes qui n’ont pas de connaissance en robotique ;
aborder toutes les question liées à l’éthique = responsabilité : question du secret professionnel médical et les données sensibles.
Ainsi, pour que les robots puissent améliorer la qualité de vie des personnes vulnérables, il est nécessaire qu’ils aient un comportement personnalisé et pour cela, c’est avant tout la multiplicité et la complémentarité des enjeux (technologie, fiabilité des systèmes, confiance et acceptabilité des robots) qu’il faut penser et mettre en action. Et c’est bien sûr là que le design peut prendre toute son ampleur.